La transformation digitale est affaire d’organisation et de collectif. Mais revenons à l’échelle de l’individu et respectons la singularité, nous conseille Vincent Montet, CDO de l’EFAP. Mieux, misons sur la formation pour booster les compétences de chacun et ne laisser personne sur le bas-côté. Entretien façon manifeste
Vous avez choisi le mot individu pour nous parler d’innovation. Pourquoi ce mot fait-il sens aujourd’hui pour vous dans votre réflexion sur la transformation digitale ?
Vincent Montet : Cela peut surprendre, mais trop souvent la transformation digitale et ses innovations sont abordées d’un point de vue systémique. Soit comme une somme de technologies et d’échanges de data, soit comme un enjeu de disruption pour les organisations, le management ou bien encore l’économie dans son ensemble. Il me semble que la plus importante innovation dans la révolution que nous vivons depuis trente ans n’appartient pas justement à la technologie, mais à l’expérience de l’usage. L’expérience est avant tout individuelle. C’est la maîtrise du digital en tant que compétence, aussi bien dans la vie professionnelle que personnelle qui est la base de tout changement. La fracture numérique n’est pas une illusion, l’illectronisme — médiatisé récemment par le SPS — touche 11 millions de Français alors même que le mot curateur entre au dictionnaire !
« Individu », est-ce que cela ne résonne pas trop avec individualiste ? Le digital, ce n’est pas plutôt l’intelligence collective ?
Vincent Montet : L’intelligence collective a été amplifiée par la vague 2.0 mais elle existait bien avant, la portée était juste moindre. Les animaux sont aussi très bons dans son exploitation ;-).
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Mais vous avez raison, le terme « collectif » définit bien l’une des plus profondes modifications du monde dues au digital. Pour la première fois dans l’histoire, chacun de nous est media et nous sommes tous potentiellement interconnectés. Ce n’est plus un monopole d’État ni de firmes. L’individu est en face à face avec les marques, les entreprises, les médias, l’État, etc. Le collectif, c’est aussi l’interdépendance vitale. Notre effondrement écologique est titanesque et global, nous ne pouvons plus agir comme si nous étions isolés tant d’un point de vue individuel que des nations. La transformation digitale est un mot politiquement correct pour parler d’une révolution qui touche l’ensemble des activités humaines. Rappelons cette phrase d’un de nos plus grands philosophes français contemporains qui nous a quittés récemment, Michel Serres, dans son pamphlet philosophique Petite Poucette : « Toutes nos institutions sont caduques. » Autrement dit la digitalisation de la vie dans son ensemble est un processus lancé. Des penseurs ou économistes tels que Jeremy Riffkin ou Gilles Babinet proposent ou questionnent de nouveaux modèles d’économies circulaires, de réinvention du travail et même du capital.
Le terme individu renvoie à l’idée que chacun est unique. Est-ce que cela va de pair avec l’idée de diversité ? L’importance de prendre en compte les différences de chacun pour recréer le collectif ?
Vincent Montet : C’est cela, l’individu, c’est respecter l’unicité de chacun : mon histoire, ma culture, mes gènes, tout en moi est unique, c’est ma singularité. L’ouvrage Unique(s) d’Alexandre Pachulsky est à recommander sur ce thème. Ma différence devient en effet une force dans un projet collectif. Face aux enjeux éthiques qu’apporte en galopant l’intelligence artificielle ou bien encore face aux enjeux organisationnels créés par la Blockchain, l’humain doit revenir au centre. On parle, par exemple, des plus en de Digital Soft Skills. Les savoir-faire techniques — Hard Skills — deviennent éphémères, automatisés, « IAisables », chacun doit maîtriser le digital pour… savoir-être.
Comment fait-on au sein de l’entreprise pour prendre en compte l’individu dans le changement, comment avoir une approche personnalisée du changement ? Est-ce que c’est cette personnalisation qu’attendent en particulier les personnes des générations Y et Z, dans leur quête de sens ?
Vincent Montet : L’illectronisme n’est pas seulement un apanage générationnel. Si les générations Y et Z n’ont pas ou peu besoin de formation à l’usage, elles n’en sont pas moins loin de maîtriser les enjeux opérationnels et structurels de la transformation digitale. Il faut bien sûr les inclure, voire multiplier la diversité des équipes en mélangeant les générations. L’entreprise est composée d’humains, qu’ils soient dirigeants, managers ou collaborateurs. Il faut donc pouvoir agir sur l’ensemble des fonctions. La formation est à mes yeux l’une des clés pour réussir sa transformation. Dans sa récente V2 du Baromètre Croissance & Digital de l’ACSEL (Association de l’économie numérique) un tiers des entreprises déclarait qu’un des principaux freins à la transformation était le manque de compétences et de formation des collaborateurs. Proposer un parcours, une expérience pédagogique adaptée, mixant de l’échange humain du digital learning (pédagogie enrichie), permet de libérer un grand nombre d’énergies créatrices de valeur et qui boostera la faculté d’adaptation des entreprises. La formation est une des réponses au darwinisme digital.
Je ne me lancerai pas sur la quête de sens des générations X et Y. J’ai seulement observé en vingt ans d’expérience dans l’enseignement supérieur qu’ils désiraient avec force, parfois même avec excès, être pris en compte et écoutés dans l’entreprise. La personnalisation est un des outils qui répond en partie à cette nouvelle posture. Elle est vraie dans le management, la formation, mais aussi vraie dans le marketing, la conception de produits et des services et la communication.
Pensez-vous qu’on oublie encore trop l’humain dans les grandes organisations ?
Vincent Montet : On a vu les Chief Happiness Officers apparaître : une dérive digitale pour certains, la preuve d’une prise de conscience plus profonde pour d’autres. La notion de « bonheur au travail » n’est plus seulement un sujet de discussion de fin de dîner. On parle maintenant d’expérience employés. Même les nations s’y intéressent, avec par exemple le Better Life index de l’OCDE qui challenge l’autorité du PIB comme mesure de classement des pays et lui oppose la qualité de vie comme nouvel indice ! Quant au digital, le # TechForGood et ses acteurs (startups et change makers) deviennent une preuve de réussite et de valeur autres qu’un cours boursier. Je dirais donc qu’il y a des progrès mais que nous n’en sommes qu’au début.
Quels sont selon vous les défis majeurs auxquels les entreprises vont être confrontées dans les prochaines années ?
Vincent Montet : Je parle de révolution. Imaginez donc les défis. Naturellement, je pourrais évoquer l’intelligence artificielle, le transhumanisme, les biotechnologies, la médecine génétique, etc. Des lanceurs d’alertes tels que Laurent Alexandre ou Jean-Michel Billaut résument tous assez bien la violence des changements.
Mais d’un point de vue business, je pense que les ressources humaines, la réinvention du travail vont être des chantiers majeurs.
Vincent Montet : Il faut revenir à l’individu et donc revenir au potentiel de l’humain. Nous perdons nos expertises : seuls l’apprentissage permanent et l’humilité nous permettront de construire — et de sauver — ce nouveau monde.