Transformer une entreprise, c’est mettre en place un ensemble d’actions, qui vont de la refonte de l’offre au choix de nouveaux outils, méthodologies et formes de management, en passant par la valorisation d’une culture propice au bon accueil de ces changements. Mais avant tout cela, il existe un point de départ, un prérequis, sans quoi rien ne se transforme, et presque tout se perd : la vision. On en parle avec Fred Cavazza, consultant, conférencier et auteur du célèbre blog éponyme.
Bonjour Fred Cavazza. Quel est votre mot clef de la transformation digitale ?
Fred Cavazza : L’un des mots qui m’intéressent le plus en ce moment est « vision ». Nous l’oublions parfois tant le digital a pris une place importante dans nos vies, mais la transition numérique n’est pas achevée. Nous sommes encore en plein dedans, en plein basculement entre un 20e siècle analogique et un 21e siècle numérique, dans lequel nous progressons à l’aveugle. Nous sommes passés d’une société de consommation de masse à une société de consommation raisonnée (développement durable, RSE…), avec des canaux de communication et distribution atomisés.
Comment l’entreprise se positionne-t-elle par rapport à cela ? Et en quoi contribue-t-elle à améliorer le quotidien des consommateurs ? Si l’entreprise n’a pas défini cela, il est très délicat de demander à des salariés d’une entreprise qui a priori continue de fonctionner, de tout transformer, d’exécuter des consignes ou encore d’être force de proposition pour modifier leurs habitudes de travail. Ils sont en droit de se demander pourquoi l’entreprise change ses processus, de vouloir comprendre ce qui motive l’entreprise à se remettre en question.
C’est pourquoi ceux qui arrivent à formaliser une vision pour la transformation sont des visionnaires. Ce sont des entreprises qui parviennent à démontrer une maîtrise de ce qu’elles sont et de la direction qu’elles souhaitent prendre. Avoir une vision, c’est en fait définir le rôle de l’entreprise et son offre dans une nouvelle société numérique que l’on est en train de bâtir.
Est-ce que la vision consiste à élaborer un travail d’explication dans l’objectif de mieux communiquer avec ses collaborateurs ?
F. C. : C’est un point de départ et une ligne de mire à la fois qui détermine chacun des jalons de la transformation de l’entreprise, qui donne du sens à chaque étape. Il est facile de mettre en œuvre sa transformation en cochant les cases du manuel : certains réalisent des MOOCs, d’autres incubent des startups puis les rachètent, d’autres encore organisent des hackatons, etc. Mais est-ce vraiment efficace si les collaborateurs ne comprennent pas pourquoi toutes ces actions sont entreprises, dans quel plan d’ensemble elles s’insèrent ? Les initiatives seront-elles vraiment suivies ? Je n’en suis pas certain…
Une entreprise, c’est avant tout des salariés, une force vive et si on ne mobilise pas ses forces vives, si on ne prend pas le temps de leur expliquer, elles ne sont pas motivées pour se remettre en cause. Et c’est bien normal, car personne n’aime sortir de sa zone de confort. Oui, il est donc essentiel de réaliser ce travail d’explication, qui passe encore une fois par l’élaboration d’une vision. Le but étant à la fois d’expliquer ce qui ne va pas, de pointer du doigt les dangers extérieurs (GAFA, startups…) et de formaliser les étapes de la feuille de route et surtout le cap, la direction.
Comment fait-on pour construire une vision ?
F. C. : Il suffit de faire un cheminement « avant, pendant, après ». Définir ce qu’a été l’entreprise dans le passé, ce qui l’a fait performer, grâce à quels atouts et quels facteurs clés de réussite.
Ensuite, il faut se demander pourquoi ça grippe. Est-ce Google qui vous fait de l’ombre ou plutôt Amazon ou encore la RGPD ? Généralement, c’est souvent une question de concurrence ou une problématique réglementaire (nouvelles lois comme la DSP-2 pour les banques), le tout dans un contexte de changement d’habitudes de consommation et d’exigence des clients. En résumé, il s’agit d’identifier le problème, de l’expliquer et de rassurer.
Enfin, la question de l’après est : comment va-t-on se transformer ? Comment trouver sa place dans un nouveau contexte concurrentiel ? Parce que Google, Amazon et tous les autres ne vont pas disparaître. C’est même plutôt le contraire, ils vont devenir encore plus puissants. Quels types de modèles économiques va-t-on pouvoir déployer ? Quel modèle relationnel, quelles offres va-t-on concevoir pour répondre aux attentes des consommateurs ? Ce sont de vraies remises en question qui initient une transformation en profondeur l’entreprise.
Qui sont les acteurs de la vision ? On parle souvent des dirigeants. Quel est leur rôle exactement ? Et celui des collaborateurs, comment les impliquer dans ce travail ?
F.C. : Il faut tout d’abord un porteur de la vision et c’est en effet le/la ou les dirigeants de l’entreprise. C’est là que le terme anglo-saxon de « leadership » fait sens : le dirigeant n’est pas qu’un gestionnaire, c’est aussi quelqu’un qui stimule, qui motive, et surtout qui a un plan. C’est donc à lui de formaliser ce plan. Mais ensuite, il faudra que les collaborateurs y adhèrent. C’est à ce moment que peut intervenir un travail de co-création, le but étant de parvenir à un consensus entre les collaborateurs et les dirigeants sur une vision viable par rapport aux nouvelles contraintes et exigences du marché.
Au-delà de l’adhésion, il y a aussi la question de la culture. Les dirigeants ne sont généralement pas des digital natives, ils ont vécu dans et avec les habitudes du 20e siècle. Il peut donc être difficile pour eux de se projeter. Or, il est essentiel qu’ils comprennent en quoi la société a changé et qu’ils se familiarisent avec tous ses changements.
Là encore, les collaborateurs ont un rôle à jouer auprès des dirigeants, parce que ce sont eux qui sont en rapport avec le terrain (les clients et leurs préoccupations) et qui peuvent faire remonter les informations. À chacun donc d’apporter sa contribution pour faire évoluer la culture.
Le dernier baromètre BPI France* sur la transformation digitale des PME et ETI affirme que 45 % des dirigeants n’ont pas de vision sur leur transformation digitale. Est-ce révélateur du retard des entreprises françaises ?
F.C. : Je ne parlerais pas de retard ici. Cela est simplement révélateur de la transition numérique. Encore une fois, nous sommes loin d’être dans une société 100 % numérique. Une TPE par exemple peut encore compenser et s’en sortir en s’accrochant à des réflexes et des processus de travail qui appartiennent au 20e siècle. C’est un peu l’image des Shadoks qui pompent toujours plus vite. En pompant, on arrive encore à faire du chiffre d’affaires, à maintenir une entreprise sur sa lancée. Les entreprises ne se rendent pas forcément compte qu’aujourd’hui tout a changé. La comptabilité, les achats auprès des fournisseurs, la gestion de la paie, de la prospection commerciale…, tout peut se faire en ligne. Mais tout ne se fait pas encore en ligne. N’oublions pas que 9 ventes sur 10 a encore lieu dans les boutiques physiques ! Ceci explique sans doute pourquoi la plupart des dirigeants de PME n’ont pas encore saisi les enjeux de la transformation digitale et assimilé les dangers immédiats auxquels ils font face (montée en puissance des GAFA, fin des zones de chalandise…).
*Étude BPI France Le Lab « Histoire d’incompréhension : les dirigeants de PME et ETI face au digital »