Il est urgent de se transformer ! Chez Talkspirit, nous en sommes convaincus. Pour autant, ne laissons pas sur le bas-côté les entreprises qui ont décidé de ne pas partir en full digital, nous expliquait récemment Aurélien Gohier, expert en marketing btob et auteur du BtoB Marketing & Sales blog. On vous partage ici sa vision d’une digitalisation inclusive qui se fait progressivement et qui lutte contre la fracture numérique. On l’écoute.
Bonjour Aurélien, tu as choisi le terme « inclusion » pour nous parler de transformation digitale. Pourquoi ?
On part trop du principe que la transformation numérique est acquise, et que les délaissés du digital le sont un peu par choix. C’est une erreur. En 2017, Bpifrance a interviewé 1800 dirigeants sur le sujet : 87 % d’entre eux ont déclaré qu’ils ne faisaient pas de la transformation numérique une priorité stratégique. Attention à ne pas sous-analyser ce chiffre. On a trop souvent en tête le cliché du patron ou de la patronne de PME qui pense que sa société « fonctionne très bien sans le numérique » et qui est réticent(e) au changement. Il y en a, sûrement, même si je n’en ai jamais rencontré(e)s. C’est beaucoup plus complexe que ça. Quand un grand groupe a devant lui cinq, dix ans pour commencer à ressentir le retour-sur-investissement de ce type de transformation, une PME aura un an ou deux. Ajoutez à cela qu’une PME qui « rate » sa transformation numérique prend véritablement le risque de disparaître, quand ce sera (beaucoup) moins vrai pour un grand groupe. À ce titre, les PME ont davantage besoin d’un accompagnement privilégié vers le numérique, ainsi que de moyens (financiers, mais pas que) facilitateurs de changement.
On parle beaucoup de l’ère du serviciel, de l’IA, du prédictif, de tout un tas de technologies et visions incroyables, tandis que pour certains, le collaboratif c’est encore par FTP. Et ça n’est pas juste une part marginale de résistants au changement. La fracture numérique, c’est une réalité, que ce soit au niveau des individus ou des entreprises. 500 000 Français habitent dans des « zones blanches » (c’est-à-dire sans Internet du tout). Et on parle juste de l’extrême ici, pas des phénomènes intermédiaires de fracture numérique, moins marqués mais impactants. J’avoue que parfois je suis un peu perdu : face aux chiffres mis en avant par Bpifrance ci-dessus, je lis des études comme celle de Forrester qui nous explique qu’en 2019, 85 % des entreprises vont mettre en œuvre ou prévoient de mettre en œuvre des solutions IoT. Très franchement, cela doit être assez angoissant de lire des chiffres comme ça pour un dirigeant de PME en région qui n’a pas encore transformé son modèle d’entreprise. Tout comme ces études de cabinets de recrutement qui vous expliquent qu’un responsable marketing digital doit toucher à 30 ans entre 110 et 130 k€. Arrêtons de générer de la culpabilité à ne pas être assez numérique et/ou riche. Dans les deux cas, ça ne porte rien de positif, pour personne.
Si je n’avais pas choisi le mot clé « inclusion », j’aurais choisi « précision ». Un des ennemis d’une transformation numérique inclusive, c’est l’amalgame permanent entre transformation du marketing via le digital et transformation des procédés de l’entreprise et de leur modèle économique en profondeur à l’ère de l’économie de l’usage et de la connaissance. Si tu tapes dans la barre de recherche LinkedIn « expert transformation digitale » tu tomberas très probablement sur 80 % d’experts du marketing digital, pas de la transformation digitale à proprement parler. Pour fréquenter de nombreux acteurs académiques, institutionnels et privés de l’industrie, je constate à quel point cet amalgame est nocif et décrédibilisant pour ceux qui se battent pour évangéliser les bons messages autour du besoin de transformation des entreprises.
Penses-tu qu’il puisse y avoir un numérique pour tous ?
Je ne suis pas qualifié pour savoir si un numérique pour tous est réaliste, et surtout sous combien de temps. Une chose est sûre par contre : l’accès au numérique est une chose, sa bonne utilisation en est une autre. Nous devons tous nous battre pour que les gouvernements mettent en place les moyens nécessaires à une exploitation positive du numérique par tout un chacun, au-delà des manques infrastructurels (accès à Internet) qui sont le vivier de la fracture numérique. Je crois qu’Internet n’a toujours pas rempli l’un de ces objectifs majeurs : démocratiser la connaissance à tous. On pensait que le fait que les bonnes informations soient accessibles à tous serait suffisant pour diminuer le phénomène de fracture autour de la connaissance, eh bien non.
Je crois qu’Internet a pu, à certains égards, renforcer cette fracture : les plus cultivés ont le moyen de devenir encore plus cultivés, plus rapidement, et les personnes n’ayant pas cette chance sont influencées négativement par une superficialité croissante de l’information. En somme : quel que soit le support de connaissance, si on n’a pas les codes et les méthodes d’un apprentissage sain, critique et en profondeur, alors le fait d’y avoir accès depuis son téléphone en un mouvement de pouce ne change pas grand-chose au problème de fond, finalement. Analogie avec le monde de l’entreprise : implémenter et utiliser une plateforme d’optimisation de la collaboration en entreprise, c’est relativement simple. Utiliser le numérique de manière consistante, à des fins de compétitivité et d’innovation pérennes, tout en gardant l’Humain et les compétences au centre, c’est un tout autre niveau. Typiquement, c’est le métier d’un expert en transformation numérique, pas d’un expert du marketing digital comme moi, même si ça ne m’empêche pas d’avoir un avis !
Pour faire une autre analogie avec l’environnement, on sait que chacun d’entre nous peut évangéliser les bonnes pratiques autour de lui : tri, moins prendre l’avion, ne pas jeter ses piles à la poubelle, acheter une gourde en métal (#magourdeamoi, initiative portée par mon adoré Roméo Elvis), et tout un tas de choses assez basiques. Mais si les gouvernements, à l’échelle mondiale, ne mettent pas en place de vrais moyens et régulations pour éviter la catastrophe, alors nos petites actions de tous les jours seront aussi intentionnées que vaines, malheureusement. Avec le numérique, l’enjeu n’est pas comparable, mais c’est le même principe : les entités dirigeantes de notre pays doivent permettre et s’assurer que cette vague de transformation a lieu sans laisser d’entreprises sur le bas-côté. Des organismes comme La French Fab, l’Alliance Industrie du Futur et bien d’autres travaillent dans ce sens, et les retombées sont très encourageantes !
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N’y a-t-il pas une contradiction, le numérique pouvant être un levier d’inclusion, mais également une source d’exclusion, de décrochage ?
J’ai lu récemment sur le Blog du Modérateur que l’âge moyen d’une entreprise était de 67 ans en 1927, et que ce chiffre est tombé à moins de 10 ans aujourd’hui. La transformation numérique offre de folles perspectives de changement des modèles d’entreprise, mais c’est aussi un rouleau compresseur pour celles qui ne suivent pas. En tous cas c’est ce que les chiffres disent. C’est notamment la mission d’initiatives comme le French Fab Tour, qui va en région à la rencontre des entreprises pour sonder leurs besoins, leur volonté de transformation. Pour lutter contre la fracture numérique, chacun a un rôle à jouer. Comme dans un nombre incalculable de cas de figure, la bienveillance est une des clés majeures.
Une petite histoire qui illustre en partie mon sentiment vis-à-vis de cette nécessité de transformer ses habitudes : il y a trois semaines, dans le cadre d’un voyage professionnel, je me retrouve assis dans l’avion à une rangée de trois. À ma gauche, un homme proche de la soixantaine travaillant sur ce qui semblait être un algorithme complexe sur son ordinateur dont je ne citerai pas la marque, mais dont le logo est un fruit qu’on peut manger avec ou sans la peau. À ma droite, un homme de 45 ans environ, qui avait imprimé des emails et des articles orientés industrie et high-tech à première vue, et qui les surlignaient au feutre en prenant des notes sur papier en parallèle. Ces deux hommes avaient tous deux autant de probabilité d’être brillants et d’occuper des responsabilités importantes dans une entreprise. Et pourtant, ma vision de la compétitivité et de ce que je considère être « la modernité » a été, à ce moment précis, biaisée par l’association systématique que nous faisons entre utilisation des nouvelles technologies et performance au travail.
Oui, les outils de travail modernes peuvent rendre plus productif et performant. Mais on peut aussi se perdre dans les méandres du digital : consultation trop fréquente de nos emails, sollicitation permanente par les notifications de notre smartphone, et bien d’autres. Cette vision parfois biaisée des outils que devrait utiliser le travailleur moderne peut être porteuse d’ostracisation vis-à-vis de ceux qui ne sont pas désireux de changer du jour au lendemain leurs méthodes de travail. Une transformation numérique inclusive commence par une considération bienveillante des méthodes de travail plus traditionnelles.
Au niveau des entreprises, c’est un peu plus compliqué de faire l’avocat du diable, parce qu’il est devenu presque impossible de rester compétitif sans intégrer le numérique au cœur de sa stratégie. Lors d’un échange face caméra avec Patrice Bégay, Directeur exécutif et de la communication de Bpifrance, la semaine dernière à Global Industrie, nous échangions sur le fait que la transformation doit être insufflée par les plus hautes strates de l’entreprise. Et qu’il ne suffit pas qu’un PDG exprime la volonté de mettre le numérique au cœur de ses priorités : il doit investir du temps, de l’argent pour se faire, et staffer son projet de transformation d’entreprise. Il y a de nombreuses sociétés, comme Dassault Systèmes, dont c’est le métier d’accompagner grands groupes, PME et startups dans cette démarche. Je partage d’ailleurs avec vous une petite vidéo qui résume tout à fait les enjeux d’un diagnostic de maturité numérique pour une société, étape nécessaire avant de se jeter à corps perdu dans une démarche de transformation et d’implémentation d’outils numériques.
Un mot pour conclure ?
Je vais reprendre une citation que j’ai entendue dans un excellent podcast « Paris en contre-plongée » proposé par Bleu de Chanel et réalisé par Webedia. Jean-François Richet y cite Napoléon Bonaparte : « Dans les révolutions, il y a deux sortes de gens : ceux qui les font et ceux qui en profitent. » Pas besoin de choisir de quel côté vous vous situez, je trouvais juste la citation très cool. 🙂