Merete Buljo est Chief Digital & Customer Experience Officer chez EuroTitres (Groupe BPCE). Elle est ce mois-ci notre invitée pour nous parler transformation digitale. Et même de transmutation digitale ! Proposant une vision radicale qui fait une large place à l’innovation, l’expérience, l’ouverture et l’empathie, cette informaticienne et historienne de formation propose des actions concrètes, en particulier dans le secteur bancaire, pour en finir avec le phénomène du « CDQO – Chief Don Quichotte Officer ». Alors, prêts à vous transmuter ?
Bonjour Merete, tu as choisi « transmutation » : en quoi ce terme fait-il sens aujourd’hui pour toi dans ta réflexion sur la transformation digitale ?
Merete Buljo : J’ai choisi ce terme en référence au darwinisme et à l’alchimie. Le mot « Transformation » n’est pas assez fort pour décrire les bouleversements que nous vivons et qui ne cessent de s’accélérer depuis l’avènement du web et des usages digitaux. Il ne s’agit pas d’une « modification » de notre façon de consommer, communiquer, apprendre et travailler, mais d’une véritable « mutation ».
Avec la mutation, c’est l’ADN qui change, de façon accidentelle ou provoquée. C’est un élément clef de la théorie de la sélection naturelle où seuls les organismes les mieux adaptés à leur environnement, grâce à de nouvelles mutations, survivent et transmettent leurs gènes.
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De plus, j’aime bien compléter la théorie scientifique par des spéculations d’ordre mystique : quels sont les ingrédients nécessaires pour que le miracle de la mutation s’opère ? Dans l’alchimie, le mot « transmutation » désigne la possibilité de transformer une substance en une autre, et de surcroît de transformer le plomb en or…
Finalement, la transformation digitale des entreprises ne relèverait-elle pas du « Grand œuvre » où tous les espoirs sont tournés vers le « Chief Digital Officer » qui agit tel un alchimiste dans le but ultime d’obtenir l’élixir de longue vie ?
Dans sa définition scientifique, le terme renvoie à un changement de substance, de matière. Tu proposes donc là une vision radicale, un « avant », un « après » intrinsèquement différent. Le terme de révolution digitale est-il trop léger pour toi ?
Merete Buljo : On assimile révolution à un changement radical vers un nouveau régime. Or cela n’a pas toujours été le cas dans l’histoire de l’humanité. Après une période de révolte, de nombreuses révolutions ont finalement restauré une situation antérieure, certes avec des nouveaux acteurs, mais sans vraiment changer l’ordre établi.
Or, nous vivons un véritable changement de paradigme comparable à celui de la période néolithique marquée par de profondes mutations techniques et sociales liées au développement de l’agriculture et la sédentarisation. Nos innovations technologiques actuelles, accentuées par un contexte économique et géopolitique, font voler aux éclats ce modèle d’attachement à la terre et à la propriété vieux de 12 000 ans, en proposant de nouvelles formes de nomadisme dans un monde plus global.
Concrètement, c’est quoi la « transmutation » dans le secteur bancaire ?
Merete Buljo : Jusqu’à l’avènement de l’Internet, la banque est globalement restée la même depuis la Mésopotamie ! C’était un modèle relationnel, où le client était attaché à une personne incontournable dans sa vie : son banquier. Pour être socialement intégré et tout simplement vivre normalement, c’était extrêmement compliqué de se passer d’un compte bancaire dans une agence à proximité de son domicile ou son lieu de travail. Le banquier était souvent très proche du client et de sa famille, capable de l’accompagner dans la durée, un « conseiller de vie » au même titre que le médecin de famille.
Avec l’arrivée de l’internet et des premières banques en ligne, la banque est devenue transactionnelle. Dans ce modèle, le client s’est progressivement émancipé pour finalement prendre le pouvoir. Ce phénomène s’est accéléré avec les usages digitaux liés à l’apparition des smartphones. Nous observons une mutation dans la façon de s’informer et de consommer, avec de nouveaux acteurs qui cherchent à intermédier des acteurs historiques.
Aujourd’hui, la banque n’a plus le monopole du cœur du client. En quelques clics, le client peut ouvrir un compte bancaire et obtenir un moyen de paiement. Les modalités de distribution n’ont plus de limites : on peut même obtenir une carte de paiement dans un bureau de tabac et prochainement sur Facebook ! Le dénominateur commun de ces acteurs est leur formidable aptitude à innover en répondant à des problématiques réelles du client, puis à transformer rapidement les concepts en réalisations concrètes. Leur challenge réside en la capacité à industrialiser leurs solutions dans un modèle rentable.
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Ma conviction est que dans ce contexte, il y a urgence à développer un modèle bancaire hybride, à la fois transactionnelle ET relationnelle. Les banques traditionnelles doivent intégrer des services 100 % digitaux, mixant des offres conçues en interne et celles proposées par d’autres acteurs plus agiles. En revanche, dans ce monde sans frontières, il faut proposer au client la possibilité de poursuivre son parcours avec un contact humain pour le rassurer et le conseiller à quelques moments clefs de sa vie pour des opérations financières plus complexes. Ce contact peut être établi par un expert ou un pair, un membre dans une communauté. L’idée d’un coach financier ne devrait pas être un luxe, mais un pilier d’une confiance rétablie.
Notre plus grand enjeu est le cœur du client. Avant de raisonner technologie, nous devons raisonner expérience. Il faut activer l’innovation dans notre ADN et imaginer des nouvelles expériences en rentrant en empathie avec le client. Comment ? Le rencontrer « en chair et os » pour comprendre ses émotions et motivations, le faire tester des concepts, faire de la co-création avec lui. Et je profite pour préciser qu’il faut des panels larges avec des profils diversifiés — et plus de femmes ! – pour sortir d’un certain stéréotype du persona bancaire.
Pour ce qui concerne la technologie, elle nous offre des opportunités extraordinaires à condition qu’elle ne soit pas utilisée pour « plaquer » une couche de digital sur l’existant, mais comme un vrai catalyseur d’innovation au service de l’humain.
Bref, c’est cela notre transmutation !
Transformation versus Transmutation, le jeu des 7 différences ! Quelles sont les nuances dans ces deux approches ?
Transformation Transmutation
Recherche & Développement Innovation
Service Expérience
Client Membre
Collaborateur Membre
Profit Empathie
Conseiller Coach
Technologie — solution Technologie —catalyseur
Quels conseils donnerais-tu aux entreprises qui cherchent à accélérer leur transformation digitale ?
Merete Buljo :Pour réussir la transformation digitale, ou la transmutation digitale, il faut être prêt à se remettre totalement en question. C’est vrai pour les personnes et c‘est vrai pour les organisations. Ouverture est un maître mot : ouverture d’esprit et ouverture vers l’écosystème interne. C’est une ambition qui doit être portée au plus haut niveau de l’entreprise, pour éviter le phénomène du CDQO — Chief Don Quichotte Officer — qui s’épuise dans une mission d’évangélisation sans impact transformant.
Il faut s’occuper de l’interne et de l’externe. L’interne mérite d’être accompagné au-delà de l’acculturation digitale — encore un buzzword vidé de sens s’il n’est doublé d’un vrai leadership éclairé et authentique. Éclairé, car compétent sur les enjeux technologies et authentique et convaincu par la dimension humaine. La transmutation digitale nécessite de simplifier les organisations afin de développer la collaboration et l’esprit d’initiative, indispensables pour l’innovation. C’est un révélateur de talents en interne, à mixer avec des apports d’expertise externe. L’entreprise doit cultiver la diversité, car on n’innove pas avec des êtres clones.
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Pour l’externe, l’open-innovation est absolument essentielle. Avec les clients bien sûr, et avec des startups (et FinTech pour la finance), mais aussi avec tout autre acteur porteur de pépites comme les anciens et nouveaux concurrents, les autres industries et aussi les milieux de recherche. Les docteurs (et docteures !) en sciences technologiques et humaines sont des alchimistes encore sous-utilisés aujourd’hui !
Et enfin pour accélérer et unir l’interne avec l’externe, les programmes d’intraprenariat et d’incubation de startups ont du sens si les dirigeants s’y impliquent au-delà du simple sponsorship. Les entreprises les plus matures gagneraient à offrir la possibilité aux collaborateurs porteurs des projets les plus prometteurs, de s’émanciper tels de vrais entrepreneurs par la création de spinoff codétenus avec l’entreprise.
On parle souvent de l’entreprise plateforme comme le modèle de demain. Pour ma part je propose l’entreprise corail : ces « superorganismes » composés de colonies d’individus interconnectés, dotés d’une longévité incroyable grâce à la parfaite symbiose avec leur écosystème. Seule menace : la pollution et le changement climatique… À méditer !
Crédit photo Christine Huet Morino @ckrisstyne